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Jacques Defortescu

"Je ne suis pas devenu militant pendant le mois de mai 1968. J’étais dès 1967, membre du Bureau de l’Union Locale CGT du Havre, travaillant à Tréfimétaux, une entreprise de la métallurgie havraise depuis 1964. J’étais un peu en rupture avec mon syndicat, mais nous y reviendrons plus loin.
Les “événements” de mai/juin 1968 vont être un élément accélérateur de mon engagement militant, comme beaucoup de jeunes de ma génération.

1967 : mes 20 ans comme mon mariage sous le signe des luttes et des manifs !

Paradoxalement, mon mai 68 commence en 1967. Arrivé dans l'entreprise “ Tréfileries & Laminoirs du Havre ” en 1964 après mon CAP d'ajusteur, je suis déjà responsable des jeunes métallos C.G.T. en 1967. Je suis militant de base et pas encore élu dans l’entreprise.

Je me rappelle tout particulièrement de cette nuit du 24 février 1967, le jour de mes 20 ans, où, avec quelques camarades, dont Raymond Lecacheur, alors secrétaire de L'U.S.T.M. - C.G.T., nous avons négocié avec les patrons de la métallurgie havraise, afin d'obtenir une réduction du temps de travail sans perte de salaire (déjà !) et l'amélioration de la convention collective. La négociation va durer toute la nuit, Elle se termine sur un échec, le patronat havrais de la métallurgie ne veut rien lâcher. Du coup les luttes vont aller en se développant.

Le vendredi 13 octobre 1967 est, pour moi, une autre date remarquable. L'après-midi, je me suis marié à la mairie du Havre, alors que le matin même je participais, avec plusieurs milliers de manifestants, à une importante manifestation pour la défense de la protection sociale devant « Franklin » la maison des syndicats du Havre : Quelle journée !

Il y avait à l’époque un accord d'unité entre la C.G.T. et la C.F.D.T. Le 13 décembre 67 sera marqué par une nouvelle grande manifestation dans les rues du Havre.

Arrivent les grèves de 1968

Puis arrive le 1er mai 68. Les luttes se développent et la manif sera encore plus importante et plus remuante que d'habitude.
En Seine-Maritime, à Cléon les salariés occupent dès le 15 mai leur entreprise. Cela se sait.
Le 16 mai, Raymond Lecacheur et moi, nous nous rendons ensemble au Comité d’Entreprise de l’usine Renault de Sandouville. L'usine de Cléon est occupée depuis la veille. Plusieurs débrayages ont lieu dans la journée à Sandouville. Nous y retrouvons Jean Hervieu et Claude Noël. Les débrayages sont parmi les plus importants jamais réalisés dans cette jeune entreprise, dont plus de la moitié des salariés vient du monde agricole, sans expérience des luttes ouvrières. Ce jour-là le personnel Renault Sandouville décide d’occuper l’usine.

Aux Tréfileries, je ne suis pas encore élu du personnel. Quelques mois auparavant, un conflit interne à la CGT, avait failli décapiter le syndicat C.G.T. à cause de problèmes liés au non-respect de la démocratie syndicale. Avec quelques jeunes nous commençons à ruer dans les brancards. Etablissant nos cahiers de revendications, nous multiplions grèves, arrêts de travail.
Le syndicat soutient cette jeunesse turbulente du bout des lèvres. Mais la direction ne veut rien savoir et renvoie tout à la Direction Générale du groupe. Les salaires ou les conditions de travail sont au centre de nos revendications. Or il y avait à l'époque 17 établissements et 4000 salariés dans la société et les négociations avec la Direction Générale n’existaient pas.

L’étincelle qui met le feu à la poudre

Cependant, étant déjà membre du Bureau de l'Union Locale CGT, avec Henri Batard Secrétaire Général et Louis Eudier Président de l’Union Locale, nous pensons que le moment est venu de hausser le ton fasse à un patronat havrais très coriace, “ Le plus réactionnaire de France ” se plaisait à dire Louis Eudier. La répression des jeunes étudiants à Paris le 10 mai est l’élément qui va mettre le feu aux poudres.

Dès le 17 mai, les grèves avec occupations d’usines se multiplient et s’accélèrent au Havre. La métallurgie et la chimie sont rentrées dans l’action, Dresser-Dujardin, les ACH, les Chantiers de Normandie, Caillard, la Coger, Contrôle et applications, Fouré-Lagadec… la SERMI, BICHET, DELAUNAY trois petites entreprises de la métallurgie, situées à quelques centaines de mètres de la nôtre, et qui plus est sous-traitantes de lnotre usine, nous donnent l’exemple.

Le samedi 18 mai au matin,l'ensemble des salariés de Tréfimétaux est convoqué par le syndicat C.G.T. de l'usine et après un vote à main levée, nous décidons la grève avec occupation de l'usine.
Il faut alors la mettre en sécurité. Nous bloquons l’accès à l’Usine avec d’énormes tourets de deux mètres de diamètre. Pendant le week-end nous organisons les tours de garde. Je me rappelle avoir chassé le chef gardiende sa loge(ce gardien était un ancien policier qui informait chaque jour les Renseignements Généraux sur nos actes), et pris les communications téléphoniques au nom du Comité de grève fraichement élu, à sa place... « Vous n’êtes pas autorisé à faire cela » me dit-il alors. Je crois que s’il n’était décédé aujourd’hui, il m’en voudrait encore !
Partagé entre mon activité à l'Union Locale et celle des Tréfileries, mes camarades de l'usine comprennent très vite que ma tâche est d’être à Franklin.

Car Franklin, la Bourse du Travail du Havre est une vraie ruche ! Où se succèdent les militants et militantes. Très vite il faut organiser les choses. En effet au Havre au soir du 20 mai soixante-dix usines sont occupées. En moins d’une semaine tous les secteurs d’activité, toutes les corporations sont touchées. Les travailleurs et les travailleuses s’approprient leur usine, leur outil de travail pour en faire un outil de luttes. C’est un acte audacieux, que toutes et tous accomplissent avec toute la responsabilité qui caractérise la classe ouvrière. Acte responsable car pour la 1ère fois depuis 1936, nous avons conscience que les patrons, attachés à leur sacro-saint « droit de propriété » sont mis « hors les murs ».

Il faut donc organiser une grève qui risque d’être longue. Un comité local de grève et de solidarité aux grévistes est mis en place dans lequel se retrouve les représentants de la plupart des entreprises et les différentes organisations syndicales (CGT/CFDT/FO/Fen). Très vite les occupations se sont organisées avec les moyens du bord : casse-croûte, lits de camps, sac de couchage etc… Les difficultés financières risquant de ne pas tarder à se faire jour, très vite le comité local de grèves devra prendre tout un tas de responsabilités et gérer de franklin les besoins et la vie de milliers de havrais. Et cela peut prendre des tournures qu’il faut régler quelquefois dans l’urgence. Ainsi la Compagnie Française de Raffinage (CFR) et la Mobil à Gravenchon qui sont parmi les plus grandes raffineries de France étant entrée en grève dès le 20 mai, il faut réguler l’utilisation de l’essence. Ce sont les militants de la CFR qui en auront la charge.

La solidarité s’organise

Il faut organiser la solidarité, toute la solidarité financière et matérielle (nourriture etc…) et pour toute l’agglomération havraise, car des individus, peu scrupuleux, profiteurs de la situation ont commencé à collecter à leur seul profit. La population solidaire doit savoir à qui elle donne le fruit des collectes faites dans les entreprises ou sur la voie publique, organisées dans les villes et la campagne environnante et où va cet argent. Très vite il est précisé dans la Presse havraise, qui elle n’est pas en grève de manière à informer la population, que toute collecte doit être autorisée par le comité de grève et de solidarité.

J'y passe mes jours et mes nuits avec les membres du Bureau de l'U.L...
A Franklin, nous installons un lit pliant et à tour de rôle nous restons près du téléphone pour réagir à tout ce qui peut se passer, y compris la nuit. Nous préparons les manifestations quasi-hebdomadaires. Nous sommes 10, 20 ou 30000 dans les rues du Havre, au coude à coude sous un soleil de plomb.

Je me souviens particulièrement d'une grande manifestation le 22 mai place de l'hôtel de ville, sur cette grande place noire de monde, une femme enceinte s’évanouit et nos camarades du syndicat des hospitaliers doivent s’en occuper. Dans un premier temps ils la font entrer dans le Hall de l'hôtel de ville, avant de la conduire à l’hôpital. L'enfant, qui naîtra quelques semaines plus tard, a donc cinquante ans aujourd'hui, qu’est-il devenu ?

Franklin centre névralgique du mouvement.

De Franklin nous gérons toute l'activité économique de la ville paralysée par la grève. Le Comité de grève que nous avons constitué se réunit presque tous les jours. Il doit donner son aval pour tout : Retirer de l'argent à la banque de France, donner des bons d'essences aux particuliers ou encore distribuer, pour les plus défavorisés, des pommes de terre ou autres denrées de première nécessité. Tout passe par “ Franklin ”. Chaque jour de nouvelles questions apparaissent qu'il faut régler. Les anciens comparent cette période à 1936. Nous, les plus jeunes, avons bien l'impression de vivre des moments forts et très importants, sans pour autant nous en rendre complètement compte. Ce sera vraiment une période très enthousiasmante. Il fallait réfléchir très vite, de manière la plus collective et politique possible.

J’ai le souvenir d’un officier de marine marchande en grande tenue, arrivant dans le bureau de l’Union Locale pour nous demander un sauf conduit du Comité de grève pour retirer des fonds à la Banque de France pour les marins du Paquebot France. Le fleuron de la Compagnie Générale Transatlantique était rentré au port, quai Johannes Couvert, par ses propres moyens, c’est-à-dire sans l’aide des remorqueurs en grève, le 28 mai.Pour moi qui venait d’être réformé, c’était fort impressionnant.

Le Comité à une tâche compliquée et doit être très organisé. Il s’agit souvent de répertorier les besoins des différents comités de grèves des entreprises, leurs effectifs, les personnes habilités à retirer les aides, les certificats de grévistes qui permettent aux familles éventuellement d’avoir droit à la cantine scolaire gratuite. Stocker les produits en nature, nécessite d’avoir des bras qui déchargent les camionnettes de la solidarité. Les colis les plus lourds et les plus encombrants sont stockés au Palais des expositions (Pommes de terre, légumes divers et variés...) avant d’être redistribués.

C’est entre le 20 mai et le 18 juin que les appels à la solidarité s’amplifieront sous différentes formes, avec souvent des résultats extraordinaires. A partir du 18 juin, des aides en espèces furent distribuées aux comités de grève des entreprises.

Puis il fallut reprendre le travail

Très vite dans les usines et la mienne en particulier, l'aspiration à changer le travail, à travailler autrement et dans de meilleures conditions avec plus de dignité, s’était faites jour. C'était insupportable pour le patronat et la droite, on remettait ainsi en cause leur sacro-sainte autorité. Le 30 mai, après le détour par Baden-Baden de De Gaulle, la droite s'organise et commence à organiser des contre- manifestations.

Je me souviens d'une manifestation, très provocatrice, organisée par eux dans les rues du Havre. L'ingénieur, chef du service où je travaillais et qu'on appelait “ Nanard ”, sautait comme un cabri avec une pancarte sur laquelle était écrit : “ Les cocos à Moscou ”. Ce triste individu sera remercié quelques temps plus tard pour avoir détourné plusieurs millions de francs à Tréfimétaux, l'affaire fut d'ailleurs étouffée !

Après plusieurs jours de grève et des négociations parfois difficiles, nous reprenons le travail, pour la première fois le patronat est contraint de reconnaître la section syndicale à l'entreprise, de nous payer les jours de grèves, etc.

Pour autant, cette reprise n’est pas facile. Mes camarades dirigeants du syndicat Tréfimétaux ont l'idée saugrenue de faire mettre dans la cour de l'usine, à droite ceux qui sont “ pour la reprise ”, et à gauche ceux qui sont “ contre ”. Les deux groupes sont d’égale importance et un petit groupe reste au milieu. Quelle division !

Ils ont pris soin de demander auparavant aux cadres et aux employés, avec lesquels nous n'avons pas les meilleurs rapports, de sortir de l’usine. Mais ce qui devait arriver arriva : Les deux groupes étant d'égale importance, s’invectivent, s'insultant même dans un face à face verbal, et un petit groupe reste au milieu ne sachant pas sur quel pied danser. Il faudra de nombreux mois pour ensuiteréunifier, ressouder tout ce petit monde.

Nous reprendrons le travail sans avoir obtenu quoi que ce soit, pendant que d’autres, dans d’autres entreprises du groupe (comme à Amfreville la mi- voie) continuerons la grève encore plusieurs jours. Mais par la suite, lorsque nous saurons nous coordonner au niveau du groupe (dès 1969) nos revendications aboutiront après de souvent très longues discussions ce que la direction générale appelait des réunions dites de « concertations » deux fois par an. Que ce soit en matière de réduction du temps de travail, de conditions de travail ou de salaires et primes.

Lorsqu’en 1969 je serai élu Secrétaire du syndicat, il reste encore de nombreux stigmates de cette période. Le sectarisme de certains, aura permis la création et le développement d'une section syndicale CFDT, et freinera le développement d'une section syndicale Ugict que nous avions créée.
Personnellement, avec le résultat des élections législatives qui suivirent, je compris qu’il n’y a pas toujours corrélation entre luttes syndicales et élections politiques. La droite s’est renforcée et notre Député du Havre communiste ne sera réélu qu’au second tour, alors que le Député de Droite est lui élu dès le 1er tour. Ainsi la droite s’en trouve renforcée.

Mais les grèves de mai-juin 1968, furent pour moi,comme pour beaucoup d’autres militants une véritable école de la lutte syndicale et politique. Cinquante ans après, j’y pense souvent, avec fierté."

Jacques Defortescu

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