En réfléchissant au festin gastronomique de la 3ème fête de Vie nouvelle de l’USR de Dordogne, certains camarades plaidaient pour ce singulier migrateur. Cette chronique leur est dédiée…
En ces temps, l’esturgeon continuait de remonter, par amour et par vagues océanes, Gironde, Garonne, Dordogne et même l’Isle. Dans la région, on le nommait « créac », on l’appelait « le roi » ! Croyant frayer en paix, il atterrissait sous nos fourchettes.
Vers la fin du XIXe siècle, un négociant de Hambourg et un mareyeur de La Rochelle s’étaient essayés, sans véritable succès, au caviar d’Aquitaine. La guerre de 14-18 mit fin à ces timides expériences. On en oublia ce délice, au seul profit de cette blanche, dense et ferme chair, dépourvue de toute arête, ayant trop souvent nourri les populations des bords de fleuves, singulièrement les vendredis et durant le carême.
Apprécié depuis l’aube gourmande, le « pèlerin des plus illustres ondes », comme se plaisait à l’appeler Ovide, avait enchanté nombre de Cours - Edouard II d'Angleterre l’avait promu mets « royal » - et honoré les plus riches banquets, dont celui que donna l’archichancelierCambacérès. Au son du violon et des flûtes, un esturgeon fit son entrée. 162 livres ! Patatras ! une chute organisée. Dans les cuisines, un second attendait. 25 livres de plus...
Dans les prémices de ces « Dix jours qui ébranlèrent le monde », une princesse, de la famille semble-t-il des Romanoff, s’arrêta dans le petit village de Saint-Seurin-d’Uzet, son ombrelleà la main ! Un vieux pêcheur éviscérait une femelle de la plus belle taille et jetait allègrement la poche d’oeufs à ses canards ! D’autres en usaient pour appâter la sardine… Médusée, l’aristocrate jura qu’elle reviendrait déniaiser ces moujiks !
Et c’est ainsi qu’au début des années 1920, un certain Alexander Scott, s’affirmant ancien capitaine de la garde du Tsar, chef désœuvré de ses pêcheries et mari de la dame, vint installer pour la Maison Prunier, déjà célèbre pour ses huîtres, une dizaine de centres de conditionnement du caviar. Gros grains, robe sombre, longueur en bouche et superbe tenue… Presque aussi fin que l’osciètre. Seul le béluga le coiffait au poteau. Excités par cette mine d’or, les patrons des filadières, ces longues embarcations à voile traditionnelles de l’estuaire, le plus large d’Europe, pillèrent ce long nez dépourvu d’écailles. Aidée par la pollution, l’exploitation des gravières et la construction de barrages, cette pêcheoutrancière lui fut très vite fatale. L’interdiction ne fut cependant décrétée qu’en 1982.
Parallèlement à un programme de réimplantation de cet esturgeon européen nommé acipensersturio, plusieurs élevages d’acipenserbaeri- migrant en eau douce, ce sibérien s’adapte mieux à la pisciculture - existent aujourd’hui en Aquitaine. Outre un excellent caviar, ils proposent cette créature venue des temps lointains, entière ou en portions. Pour honorer vos convives, de beaux pavés, que vous ferez dorer à la poêle, deux minutes côté peau. Si votre bourse le permet, quelques incisions, histoire de glisser des lamelles de truffe ! Salez, poivrez, nappez d’un filet d’huile de noix et finissez dix minutes à four doux. Suffisant pour une courte sauce avec oignons, cèpes, fond de veau, touche de crème fraîche et trait de vin de noix, que je recommande de mixer.
Vous pouvez tout autant laisser au préalable mariner la bestiole avec huile d’olive, gouttelettes de citron, lichette d’un blanc moelleux, pourquoi pas ce haut-montravel, qui mire la Dordogne, fleur de sel et demi-feuille de laurier, tout en réduisant en sirop hachis d’échalote, zestes de gingembre, feuilles d’aneth, cuillerée de miel, clou de girofle et parures du poisson. Filtrez et fouettez avec noisette de crème. En accompagnement, des rates très longuement confites.
Jacques Teyssier
La vie de Madeleine Riffaud est un hommage à la résistance sous toutes ses formes et en toutes circonstances. Le 2ème tome de ses mémoires en images est paru ! Editions Dupuis