Au risque de mortifier les Augeronnes et Augerons attachés, fort justement, à leur apaisant terroir de plages, de pommiers et de bâtisses à colombages où l’on rencontrait, disait-on, plus de bêtes que de gens, la recette de leur cher poulet vallée d’Auge serait née, non point dans le bocage, mais au XIXe siècle sur le piano d’un cordon-bleu parisien.
Peut-être ce maître queux avait-il quelques ascendances du côté de Lisieux, Trouville, Honfleur, Deauville, Vimoutiers, Cambremer ou Cabourg qu’affectionnait tant Marcel Proust ! Rien ne me permet de l’affirmer. Et pas davantage ses penchants pour le camembert, le livarot ou autre Pont-l’Évêque... Mais je demeure convaincu qu’il chérissait autant le beurre que la crème !
Je sais bien que la cuisine que l’on savoure sur la nappe cauchoise diffère de celle dégustée dans le pays de Bray ou dans celui d’Houlme, sur les bords de la Risle, dans le Vexin ou le Perche, le plateau de Madrie, l’Avranchin, le Domfrontais ou la presqu’île du Cotentin... Canard à la rouennaise, barbue à la dieppoise, tripes à la mode de Caen, morue de Honfleur, agneau de prés salés du mont Saint-Michel, soupe de moules d’Étretat, bulots de la baie de Granville, andouille de Vire, côte de bœuf de Coutances ou autres Demoiselles de Cherbourg, la jouissance est assurée ! Reste que ces deux matières grasses ont la part belle dans les cinq départements composant la Normandie. Quand le chérubin de la baratte entame sa romance, les enfants colorés du pommier frémissent d’aise, à l’égal de l’hôte dodu de la basse-cour, du poisson frétillant, de la Saint-Jacques ou de la pièce de boucherie !
Haut-lieu de la pomme, cette sympathique contrée ayant pour nom le pays d’Auge s’est tout de suite emparée de cet apprêt, un peu trop riche peut-être pour nos « jeunes filles en fleurs », mais tellement plaisant pour nos gastrolâtres palais... N’en appelant qu’aux produits de la ferme et transmis de mère en fille, il devint vite le plat chéri des vieilles cuisinières, qui se plaisaient à le présenter dans les grandes occasions. Nul doute qu’il a dû régaler Flaubert et Maupassant !
Tout commence, évidemment, par un beau poulet ayant couru la campagne et picoré à son aise graines et vermisseaux. Ce gallus-là pourra aisément peser ses quatre livres ! Il vous faudra ensuite faire provision de 200 grammes d’un bon beurre bien jaune et d’une épaisse crème. Pour respecter les traditions, un demi kilo n’est pas de trop ! Vous restera à remonter de votre cave un cidre fermier, point vraiment épuré, en le revendiquant vif et sec, et l’incontournable calvados. Inutile, pour l’heure, de choisir l’un de ces vénérables breuvages veloutés par les âges, aux arômes de pommes acidulées ou douces-amères, de noisettes et d’amandes. Un tout jeune, plus fringant et vigoureux qu’un capucin enlaçant la moniale, fera parfaitement l’affaire !
La présence de jaunes d’œufs pour assurer la liaison fait l’objet d’âpres controverses. Je n’en suis nullement partisan. Pire encore pour la farine, fut-elle juste saupoudrée ! Je laisse également de côté les échalotes ou les oignons grelots, les dés de poitrine fumée et les champignons de couche, qu’ils soient blancs ou blonds, voire les si délicats mousserons. En me gardant de ricaner sur le riz, les tagliatelles, les pommes duchesse ou vapeur, je trouve tout ce qu’il y a d’agréable d’accompagner ce haut mets de sympathiques quartiers de reinettes, melroses ou autres belles de Boskoop, revenus un gros quart d’heure dans beurre et calvados. Dans le verre, toujours le même cidre !
Jacques Teyssier
Une fois salés et poivrés, dorez les morceaux de poulet dans un beurre blond. Flambez avec bon trait de calvados, chauffé au préalable. Ajoutez une généreuse lampée de cidre. Remuez fréquemment. Le liquide réduit. Au bout d’une demi-heure, ajoutez une grosse louchette d’un fond de volaille que vous gagnerez à mitonner à partir de la carcasse, avec carottes, poireau, branche de céleri, oignon piqué d’un clou de girofle et bouquet garni. Couvrez, baissez la flamme et laissez mijoter une bonne heure, en veillant à ce qu’il reste toujours du liquide. Vers la fin, retirez le poulet que vous réservez bien au chaud et intégrez la crème, en étant généreux ! Laissez épaissir quelques minutes à feu doux et nappez de l’onctueuse sauce.
La vie de Madeleine Riffaud est un hommage à la résistance sous toutes ses formes et en toutes circonstances. Le 2ème tome de ses mémoires en images est paru ! Editions Dupuis