En 42 ans, presque rien n’a changé dans le restaurant fondé en Société coopérative ouvrière de production. Un choix politique, une belle histoire et… une bonne table.
Depuis 1976, la façade rouge du Temps des cerises se dresse fièrement sur les hauteurs de la Butte-aux-Cailles dans le 13e arrondissement de Paris. Le nom du restaurant - monté en Scop - et son emplacement sur le haut lieu de la Commune de Paris n’ont rien d’un hasard. Sur la porte, une affichette « Je lutte des classes » accueille le client. Une autre ordonne : « Éteignez votre portable, bordel ! » En même temps, l’entendrait-on vraiment ? À l’heure du déjeuner, on parvient à trouver une place au milieu d’une des longues tables en bois.
À droite, un couple de sexagénaires partage joyeusement son dessert. À gauche, un habitué retrouve son fils autour d’une belle pièce de viande. Plus loin, une tablée célèbre l’arrivée du petit dernier. On jouerait presque des coudes pour couper son foie persillé. « Mais ça crée du dialogue ! », se marre Guy Courtois dans sa chemise à carreaux. Avec quarante ans de Temps des cerises derrière lui, il sait de quoi il parle. Mon voisin me conseille le dessert, un clafoutis aux poires. J’opte pour l’entrée, un potage maison. Question de goût. Mais pas de couleur. Ici, il n’y en a qu’une. Serviettes, nappes et menus sont rouges. « Quand nous chanterons le temps des cerises … » Ces derniers s’ouvrent sur les paroles de l’hymne de la Commune. Et sur une explication du choix de la Scop.
Le principe de ces entreprises qui emploient plus de 57 000 personnes en France ? La gouvernance démocratique. Un homme (ou une femme !) équivaut à une voix. Changement de carte, achat de matériel de cuisine ou mise aux normes des toilettes : les décisions sont votées par les salariés qui possèdent tous au moins une part du restaurant. « Et surtout, insiste Guy, on ne fait pas de plus-value ! » Le lieu s’est créé il y a 42 ans avec l’équivalent de 20 000 euros, essentiellement des dons. Guy débarquait alors d’Aveyron, dont il a gardé l’accent rocailleux et l’amour du bon produit. « À l’époque, le quartier était très populaire, voire insalubre. Il avait une mauvaise image. Les taxis ne venaient pas. » À voir le flot calme des touristes, on peine à le croire.
De sa voix grave, il raconte l’histoire de « ces chevelus », « tous classés à gauche – la vraie ! » qui ont fondé un jour de 1976, dans une ancienne épicerie en faillite « un lieu de rencontres, de débats, un café-théâtre où parler politique et chanter ». Le concept : « accueillir des jeunes, des vieux avec des prix bas ! » Dès le premier soir, « ces chansonniers, potes à Lavilliers » font 170 couverts. « Et malgré une gestion fantasque, s’esclaffe Guy, ça a marché ! » Depuis, presque rien n’a changé. Au mur, la moquette est celle « achetée d’occase il y a 42 piges ! ». La fresque en bois ? « Réalisée par un mec qui faisait des décors de théâtre. » Un choix. « On a des gens qui reviennent avec leurs enfants ou leurs petits-enfants, parce qu’ils ont des souvenirs », explique Guy. C’est le cas de Justine qui virevolte entre les tables. Elle a découvert le lieu avec ses grands yeux verts d’enfant. Derrière le comptoir, c’est Thomas qui s’affaire. Il y a aussi Andres, le Vénézuélien à l’incroyable gouaille, 27 ans de Temps des cerises au compteur. Ils font partie des douze équivalents temps plein de la Scop.
« Ceux qui ont des enfants travaillent plutôt le matin. Les artistes qui ont besoin de temps sont à temps partiel », explique Guy. Ici, c’est l’entreprise qui s’adapte au salarié pas l’inverse : « On n’est pas une usine à bouffe, on s’autogère », détaille-t-il. « Si Le Temps des cerises existe encore, c’est parce que c’est une Scop. C’est un choix politique énorme ! » Car si le restaurant n’a pas bougé, les temps -eux- ont changé, déplore le sexagénaire. « La crise, les nouveaux modes de vie, l’interdiction du tabac… Les gens ne prennent plus le temps, ils se contentent d’un plat ». Le lieu semble bondé, mais il n’y aura qu’un service : « 60 couverts max’ », prédit Guy. Derrière lui, une carte postale attire notre œil. Elle édicte : « Un repas sans vin, c’est une journée sans soleil ». Ce jour-là, il réchauffe par les larges baies vitrées, une atmosphère déjà chaleureuse. Mais on se laisse tenter, pour ajouter encore à la chaleur humaine et le prendre, ce temps. Celui des cerises. Et s’imprégner encore un peu.
Au mur, les autocollants féministes des « vagins vigilants » côtoient les revendications des retraités de la Cgt ou des anti Notre-Dame-des-Landes ; les affiches de Léo Ferré ou Louise Michel le disputent aux dessins humoristiques. « À table citoyens ! », enjoint une banderole. On n’est pas trop hiérarchie, mais vu la carte -qui propose chaque jour une assiette végétarienne, un plat en sauce, un poisson, une viande et des abats-, on s’exécute. On était déjà séduit par ces lieux aux allures de cantine comme on n’en fait plus assez, mais en plus c’est délicieux. Pour Guy, la Scop est un lieu « étonnant ». On ajoute volontiers « attachant ». « Il est primordial que dans dix ans, ce lieu existe encore. En Scop », assène celui qui aurait pu faire valoir ses droits à la retraite, mais qui « ne veut pas vraiment partir ». On repart en le souhaitant aussi et en fredonnant : « J’aimerai toujours le temps des cerises… »
Camille Drouet
© Camille Drouet
La vie de Madeleine Riffaud est un hommage à la résistance sous toutes ses formes et en toutes circonstances. Le 2ème tome de ses mémoires en images est paru ! Editions Dupuis